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30 mai 2022

12 min

Bien-être

Le collectif, ce lieu du contre-pouvoir

Qu’ils se lancent dans le freelancing ou l’entrepreneuriat, de plus en plus de jeunes actifs refusent de se soumettre à l’autorité de la grande entreprise et cherchent à fixer leurs propres règles du jeu.

Désireux de s’affranchir de toute forme de tutelle ou de liens normatifs pouvant être vécus comme une entrave à la liberté, les freelances sont chaque jour plus nombreux à se rassembler en collectifs d’indépendants pour mutualiser les fonctions communes et s’entraider. Le collectif crée ainsi un nouvel espace de sécurité, de solidarité, et d’émancipation personnelle.

En ouvrant un espace off-grid, en dehors des grilles imposées par l’ordre socio-économique dominant, le collectif est aussi le terroir de nouvelles façons de penser le monde. Nous verrons comment à travers l’histoire, le collectif est intimement lié à la question du pouvoir.

 

Le collectif répond presque toujours à la volonté des individus de reprendre leur destinée en main, mais aussi de contribuer à faire fleurir un futur plus souhaitable pour l’humanité, à l’échelle individuelle ou collective.

Ainsi, il est amusant de jouer avec la signification du mot “pouvoir” : s’il est aujourd’hui considéré comme une autorité extérieure ou limite à notre souveraineté propre, c’est parce que nous ne nous sommes pas encore emparés de notre propre pouvoir au sens positif du terme : celui de penser de façon critique, de faire et de transformer.

Nous allons voir en quoi le collectif s’affirme comme le lieu privilégié de l’empowerment  et ce, à travers trois formes actives d’expression :  le pouvoir de refuser, le pouvoir d’imaginer, et le pouvoir d’expérimenter.

Le collectif est depuis toujours le lieu où se pense un futur plus désirable

Le pouvoir de refuser - la fonction critique des coopératives

Le 30 avril dernier, alors qu’ils se voyaient remettre leur diplôme de l’école d’ingénieurs AgroParisTech, huit jeunes ont lancé un puissant appel à « déserter ». Se présentant en tant que « collectif », ce groupe d’étudiants a dénoncé dans son discours coup de poing « une agro-industrie (qui) mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre ».

La création d’un collectif répond à la nécessité de « faire unité », « faire corps » dans un esprit de résistance contre ce qui est perçu comme une menace – dépossession des savoir-faire, précarisation des métiers, appauvrissement des liens de solidarité, perte de sens, dégradation de la nature et du vivant.. - une résistance qui dit d’abord « non », qui va à contre-courant de la majorité (ou de ce qui s’impose comme majorité) pour protéger certains droits, intérêts, valeurs, héritages...

On retrouve cet esprit de résistance dans les toutes premières coopératives nées sous la révolution industrielle. Les premiers collectifs au sens moderne du terme ont vu le jour au XIXème siècle à travers la formation des premières coopératives de travail comme le mouvement des Canuts (ouvriers de la soie) ou la coopérative de Rochedale (tisserands).

Ces coopératives se sont formées en réaction au mode de travail dominant introduit par la révolution industrielle qu’est le salariat. Il s’agissait pour ces travailleurs de créer un mouvement de refus au contrôle patronal exercé sur les ouvriers.

Jadis petite structure traditionnelle ou familiale à l’intérieur de laquelle régnait le respect de l’ancienneté et la transmission des savoir-faire, l’entreprise s’est transformée en fabrique industrielle, comme l’évoque Camille Ihmoff, dans son rapport L’émergence de nouveaux collectifs de travail : ruptures et continuités dans l’histoire de l’entreprise. « La machine remplace l’outil de l’artisan et ce dernier se voit dépossédé de son savoir-faire et ne maîtrise plus la transformation à l’œuvre dans le travail. »

Dès lors, les liens professionnels entre travailleurs deviennent régis par un objectif de productivité posé et orchestré à l’extérieur du travail par les détenteurs du capital. « Le développement de la technique s’accompagne in fine d’un sentiment d’oppression pour le travailleur et de déresponsabilisation », affirme Camille Ihmoff.

En pleine révolution industrielle, ces coopératives offraient donc une alternative à la subordination et à la déshumanisation du travail constatée dans les usines. Les coopératives d’artisans et d’ouvriers inventent ainsi un concept nouveau : l’association du capital et du travail - c'est-à-dire inventer une entreprise au sein de laquelle celui qui apporte son capital apporte également son travail et ses compétences.

Il s’agissait pour ces coopératives de reprendre la main sur toute la chaîne de production, « de la fourche à la fourchette » comme ils disent ! 

N’est-ce pas la traduction de ce besoin très humain de connaître son environnement, de comprendre quelle est sa place individuelle dans un processus de production plus large et de pouvoir y participer à sa juste mesure, dans le respect d’une certaine éthique ? Transparence vs opacité́, savoir-faire vs déqualification, participation vs subordination et éthique vs indifférence.

C’est ce que les SCOP, héritières des coopératives, montrent à l’heure d’aujourd’hui : un court-circuitage en bonne et due forme des modèles de production de la grande industrie pour venir créer elles-mêmes les conditions d’une nouvelle offre, plus proche des aspirations de la société.

Le collectif, en créant un territoire vierge, hors des logiques de rentabilité imposées par l’ordre économique prédominant, peut prétendre à d’autres finalités et façons d’opérer.  Selon Thomas Lamarche et Catherine Bodet, auteurs du rapport « Les coopératives comme espaces méso critiques », le modèle de la coopérative est le seul qui puisse refuser la norme et s’en différencier dans les pratiques.

« Il s’agit de porter des pratiques s’éloignant de la norme d’efficacité en vigueur qui s’impose par les dispositifs de concurrence. Cette démarche d’expérimentation est toujours fragile parce qu’elle est en lutte contre des pratiques dominantes (de subordination, d’exploitation, de productivisme, etc) et en faveur de pratiques plus humaines, plus solidaires. », rapportent-ils.

C’est par exemple le cas de La Louve, premier supermarché coopératif à Paris où les adhérents-actionnaires font leurs courses tout autant qu’ils participent au choix des produits - de préférence bio et sourcés directement chez les producteurs locaux. Ils participent même à l’achalandage des rayons (La Louve compte aujourd’hui environ 5000 coopérateurs actifs).    

On retrouve un concept équivalent dans Le Social Bar dont les 175 « co-patrons » sont invités à servir derrière le bar, à animer les soirées à coup de chifoumi géant, ou encore à boire ces mêmes bières qu’ils servent – ou tout en même temps !

Le pouvoir d’imaginer - la fonction de l’imagination créatrice des collectifs associatifs 

Les coopératives assurent ainsi une fonction de refus face à l’ordre économique actuel fondé sur la recherche de performance économique et la subordination des salariés ou en tout cas l’existence d’un modèle organisationnel encore hiérarchique. Elles expérimentent de nouvelles formes de travail et la poursuite de finalités à valeur sociale et solidaire.  On trouve une fonction disruptive similaire dans l’espace citoyen à travers les collectifs associatifs qui viennent questionner l’organisation de l 'espace urbain et nos usages.

Outre les associations traditionnelles (par exemple un club de foot urbain, un groupe de chorale, un jardin partagé, une asso de bénévolat solidaire…) qui contribuent à revitaliser la vie d’une commune ou d’un quartier, certains collectifs associatifs sont plus ambitieux encore et ont pour fonction d’ouvrir des zones de citoyenneté capacitaire, c’est-à-dire des espaces où les acteurs d’un territoire -  habitants, écoles, architectes, urbanistes, paysagistes, graphistes, artistes, institutions et associations locales - vont pouvoir directement imaginer et décider de l’aménagement d’un lieu et de ses usages.

Selon Elise Macaire, architecte-sociologue, co-auteure du rapport L’hypothèse collaborative, conversation avec les collectifs d’architectes français, ces collectifs “prennent place dans le paysage de fabrication de la ville » et reposent sur “l’implication des habitants (envisagés autant comme citoyens des actions proposées que comme usagers). Les démarches sont entamées à titre d’expérimentation, hors commande et de manière militante. 

 

Ces collectifs viennent tisser un nouveau réseau d’initiatives à l’intérieur de la ville pour venir habiter les interstices, les lieux qui n’ont pas été encore utilisés et modelés par les usages habituels. Il s’agit de créer des petits laboratoires vivants visant à libérer les imaginaires et à accueillir de nouvelles formes de dialogue qui puissent, par l’entremise des expertises, la liberté de ton, la bonne ambiance et jovialité qui régnent dans ces collectifs, être fécondes de nouvelles histoires.

 

“Et l’utopie aujourd’hui commencerait par-là” nous dit Alain Damasio dans son interview Utopier le désir ! : “ouvrir au cœur de ce maillage des zones de liberté, savoir comment créer des espaces, des poches, des vides féconds, où à nouveau un peu d’air va circuler, où à nouveau tu vas pouvoir échapper au pouvoir”.

 

Le rapport illustre le cas du collectif « Bruit de Frigo » à Bordeaux. Initialement composé de quelques étudiants en architecture qui trouvaient que leur école était « trop détachée du réel », le collectif raconte vouloir « convoquer d’autres regards pour travailler la question de l’urbanité… ». 

 

« Dans les ateliers, les enfants creusaient des questions avec nous mais il n’y avait pas de réponse, juste des questionnements. On ne savait pas sur quoi ça allait aboutir, c’était de la vraie dynamique de projet et ça donnait toujours des résultats géniaux ! » raconte un des fondateurs du collectif.

 

C’est cela le collectif, c’est d’abord le jeu de la diversité des regards, de l’apprentissage de l’écoute et du dialogue productif. A contrario d’une technostructure où les décisions et lignes de conduite sont décidées par le haut, le collectif est un espace où rien n’est décidé, planifié à l’avance. La construction se fait « chemin faisant », le plus souvent « in situ », par le frottement des rencontres dans le lieu même où elles se trouvent. 

 

C’est pourquoi, le collectif détient une fonction disruptive non pas car il va produire (car cela est une tentative, fragile et incertaine) mais par son mode d’organisation et sa méthodologie pour y arriver. Là se trouve la vraie pépite ! Dans le « comment faire du commun ».

Certains collectifs étendent leurs tentacules à l’échelle de tout un territoire. C’est le cas par exemple du projet Territoire Apprenant Contributif, la démarche de recherche contributive initiée par le (feu) philosophe Bernard Stiegler qui réunit 400 000 habitants, Plaine Commune, soit neuf communes de Seine-Saint-Denis. Un des volets de la démarche est d’utiliser les nouvelles technologies en réseau - notamment Minecraft, un logiciel de jeu vidéo - pour faire en sorte que les habitant “s’encapacitent” au Building Information Modeling (bâti immobilier modélisé) et aient leur mot à dire sur le futur du village olympique, mais aussi qu’ils développent de nouveaux savoirs et une méthode capable de les rendre acteurs de leur territoire. 

En créant de nouveaux maillages interdisciplinaires à l’intérieur du territoire, les collectifs urbains sont des plateformes de résistance infiltrées au cœur de la ville. Ils sont le lieu privilégié de l’imagination créatrice, de  l’Imaginatio vera ou l’imagination vraie, celle qui transforme le réel  - comme la définit la philosophe Cynthia Fleury. 

“L’imaginatio vera, c’est littéralement l’imagination vraie, celle qui donne accès au Réel, et non celle avec laquelle on fuit dans les méandres fantasmatiques. Personne n’a l’exclusivité de la définition du Réel. Le théâtre social qui nous est imposé, selon nos cultures et nos traditions, n’est pas le Réel. C’est à nous d’inventer le Réel.

Ainsi le collectif ouvre un espace quasi hors du temps - un temps qui échappe au rythme effréné de nos grandes villes -  dans lequel est réintroduit la possibilité de se projeter dans l’avenir pour penser quelque chose de nouveau. C’est se réapproprier la projection dans notre futur et notre capacité de rêver ensemble. 

 

Le pouvoir d’expérimenter - le cas des communautés et éco-villages

Le collectif se charge ainsi d’un pouvoir onirique, c’est-à-dire qu’il  s’accorde l’espace et la possibilité de « rêver » d’autres « mondes possibles » selon l’expression du philosophe Leibniz. 

 

Si les collectifs urbains tentent l’expérimentation à l’intérieur de la ville, d’autres choisissent de faire bande à part et de créer un monde autre, un monde autosuffisant et indépendant vis-à-vis de la société.

 

C’est le cas des communautés d’habitants qui reconstruisent un mini-monde où l’utopie souhaitée est possible et appliquée dans l’enceinte de la communauté.

 

Le premier projet de communauté a été imaginé par Charles Fourier en 1822 sous le nom de « phalanstère ». Le philosophe soutient que l’être humain est bon par nature et qu’il est possible de former de petites sociétés idéales. Le phalanstère a vu sa première expérimentation à travers le Familistère de Godin en 1880. 

 

Il existe aujourd’hui en France de plus en plus d’éco-lieux dans lesquels des collectifs cultivent l’autonomie et le soin du vivant. C’est le cas des Oasis du mouvement Colibri initié par Pierre Rabhi.Y sont intégrées des pratiques telles que la permaculture, la construction écologique, le recours à l'énergie renouvelable et l'autonomie énergétique, l'agriculture auto suffisante, la démocratie participative, la communication non violente, l'éducation alternative…

 

Celles-ci tissent un réseau de communautés indépendantes, construites hors du champ sociétal, mais inter-reliées par ce même travail de patience avec les lois de la nature dans l’idée que l’homme ne peut vivre le monde de demain qu’en se mettant au pouls de la terre, en travaillant non pas contre mais avec elle.

 

Le GEN, global ecovillage network, recense plus de 100 éco villages et communautés régénératrices en Europe implantées dans 28 pays. 

Ce qui est intéressant, c’est de cerner quel est le degré de reliance de chacun de ces écosystèmes avec la société. Agit-il en totale autarcie, ou va-t-il partager ses recherches avec le reste du monde comme c’est par exemple le cas de Tamera au Portugal qui accueille chaque année depuis 2011 un symposium sur les ressources hydriques avec des experts du monde entier ?

 

Il semble que la frontière entre communauté et communautarisme se situe là, dans l’intention portée par la communauté : est-ce une intention de fermeture et d’isolement, dans un retrait mortifère qui s’accompagne le plus souvent d’une idéologie figée et de la peur de l’autre (à voir à ce sujet Wild Wild Country, le très bon documentaire Netflix sur la communauté du gourou indien Osho et ses 30000 disciples dans le désert d’Oregon aux Etats-Unis), ou porte-t-elle l’intention d’être un champ expérimental et évolutif ouvert sur le monde et pour le monde ? 

Et demain ?

Le collectif de demain est à interroger à l’aune de la technologie blockchain qui porte en elle la promesse d’une gestion très sûre de l’information sans qu’une autorité centrale en soit garante. La culture de l’open source (dont la manifestation la plus connue est wikipedia) est née à la fin des années 90. Elle revendiquait déjà le droit pour tous à un accès libre au savoir et se voulait un lieu privilégié d’émancipation collective et de libre circulation des idées.

On peut se demander si la technologie blockchain sera porteuse elle aussi d’un idéal communautaire. Pierre Teilhard de Chardin parlait de « noosphère », Joël de Rosnay de « cybionte » et Pierre Lévy de « cyberdémocratie »  afin de démontrer la thèse d’une interconnexion humaine planétaire, l’informatique et les réseaux en étant  les principaux vecteurs. Au vu de ce que sont devenus ces réseaux comme Facebook, il semble que le futur, s’il veut être souhaitable, ne puisse être envisagé sans penser le mariage de la technologie et de l’éthique - une réflexion qui devra être collective !

Finalement, ce qui se joue dans le collectif, ce n’est pas un renversement du pouvoir au sens marxiste du terme, ni un inversement du rapport de force entre le travail et le capital. C’est plutôt l’ouverture d’un « espace autre » pour reprendre l’expression de Foucault, un «contre-emplacement » où se joue et s’expérimente un nouveau type de pouvoir - pouvoir critique, pouvoir d’imagination, pouvoir d'expérimentation - voire même une nouvelle puissance.

Même si de nombreux projets de collectifs n’ont pas abouti ou perduré, au moins auront-ils eu le courage d’avoir vécu ! C’est le courage de la tentative !  Refuser le risque, c’est refuser de vivre nous dit Anne Dufourmantelle dans L’Eloge du Risque, garder l’inconnu, les accidents, dans sa ligne d’horizon, permet de faire advenir quelque chose d’inespéré, la promesse d’être métamorphosé, « plus vivant qu’avant ». 

Le collectif, c’est cet espace de l’incertain, de l’altérité où rien ne se passe comme je l’ai décidé, ni moi ni un autre, ni aucune doctrine. Le collectif nous renvoie à notre nature d’être vivant, organique, en constante mutation et interconnexion avec tout ce qui l’entoure. C’est en cela que le collectif est une terre fertile pour l’avenir !

Article édité par Paulina Jonquères d'Oriola

Julie Musialek

Communication

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