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2 mai 2022

9 min

Bien-être

Laetitia Vitaud : “La quête forcenée de productivité crée un rapport maladif au temps”

Elle régit notre économie, mais aussi notre écologie personnelle… jusqu’à devenir une obsession. Qui ? La sacro-sainte productivité. C’est à cette dernière que Laetitia Vitaud, experte reconnue du futur du travail, dédie son dernier ouvrage. Brillant.

Dans “En finir avec la productivité, critique féministe d’une notion phare de l’économie du travail”, elle revient sur les fondements théoriques d’un paradigme, qui, malgré la fin de l’ère industrielle, régit encore les organisations, quand l’urgence climatique réclame d’embrasser une toute autre voie. 

Mais alors, comment cette quête forcenée de productivité se traduit à l’échelle du freelance ? Quelles sont ses conséquences ? Et surtout, est-il possible de s’extraire de cette injonction permanente à la productivité ? Entretien. 

Laetitia Vitaud, experte en futur du travail

Vous expliquez que nous sommes tous soumis au culte de la productivité et de la performance. C’est le cas aussi des travailleurs indépendants ?

Laetitia Vitaud : Oui, et je dirais même que cela les concerne en premier lieu ! C’est particulièrement vrai pour les professions libérales comme les avocats qui facturent à l’heure, et essaient donc d’avoir le moins de temps morts (prospection par exemple). Cela crée un rapport au temps très maladif, comme si ce dernier n’avait de valeur que s’il était facturé. Cela met de côté toutes les considérations autour de la question de la croissance personnelle, de la créativité, ou tout simplement du repos. Quand on regarde les chiffres, on se rend compte que par rapport aux salariés, les freelances prennent moins de vacances ou de vrais moments off durant les week-ends, surtout quand leur activité est féconde.

On observe aussi que cette population est la plus consommatrice de contenus liés à la productivité (méthodes, rituels du matin et du soir etc). Dans le même temps, les freelances en sont aussi les premiers critiques en étant pionniers dans des concepts comme la digital detox, expérimentant des manières de travailler plus raisonnables car ils sont très sujets au burnout à cause de toutes les tâches annexes qui viennent encore plus alourdir leur charge mentale. Plus que tout autre, le travailleur indépendant doit donc se créer un cadre de travail bien borné sous peine de se voir sans cesse rattrapé par le travail.

Vous avez écrit ce livre en seulement quelques semaines. Vous êtes clairement une personne que l’on pourrait qualifier “d’hyperproductive”. Quel rapport intime entretenez-vous vis-à-vis de la productivité ?

Laetitia Vitaud : Sur ce point-là, je suis l’archétype du cordonnier mal chaussé ! Mais c’est aussi car je suis droguée à la productivité que je suis plus crédible pour en parler. Je suis freelance depuis 7 ans, mais même lorsque j’étais salariée, j’ai toujours pensé que le temps improductif n’avait pas de valeur. En y réfléchissant, je crois que cela est apparu à l’adolescence, en lien avec le syndrome de la bonne élève et la manière dont je jugeais ma propre valeur. En vieillissant, je me rends bien compte des limites de ce mode de fonctionnement pour moi-même et mes proches. C’est cliché, mais je me vois très souvent sur mon lit de mort en train de me dire que je n’ai pas passé assez de temps avec mes enfants. La grande leçon que je tire de ce paradoxe, c’est que je veux arrêter de vivre dans le futur, et m’autoriser à me poser… même si je n’ai pas coché toutes les cases de ma to do. 

“Avec le freelancing, les gains de productivité n’appartiennent pas au patron”

Cette obsession s’explique notamment car les freelances, contrairement aux salariés, ont le pouvoir de s’octroyer leurs gains de productivité ?

Laetitia Vitaud : Effectivement, les gains de productivité d’un freelance lui appartiennent. A l’inverse, un salarié n’a finalement pas intérêt à être ultra-productif car on exigera toujours plus de lui, tandis que son augmentation salariale ne sera pas forcément linéaire avec celle de ses gains de productivité. De son côté, le freelance peut donc décider de travailler autant pour augmenter son chiffre d’affaires, ou alors de travailler moins. Mais c’est bien ce dilemme qui explique que les freelances soient autant obsédés par la productivité. Et lorsqu’ils n’arrivent pas à être très productifs, ils se sentent rapidement médiocres. C’est notamment une question hautement féminine car l’écart entre les hommes et les femmes en termes de facturation est particulièrement important dans le freelancing. Parce qu’elles sont moins bien payées, et que de surcroît il leur incombe encore majoritairement la charge du foyer, les femmes sont encore plus sujettes à cette obsession de la productivité. Elles doivent en faire plus, en moins de temps. Les femmes peuvent avoir toutes les meilleures recettes, optimiser leur organisation, prendre soin de leur santé… le problème demeurera car il est inscrit dans une logique collective.

En dehors du cas spécifique des femmes, qui, on vient de le voir, ne partent pas sur un pied d’égalité avec les hommes, peut-on dire que les indépendants qui gagnent le mieux leur vie sont les plus productifs ?

Laetitia Vitaud : Tout dépend de la perspective que l’on adopte. La réponse est oui si l’on s’en tient à une vision comptable de la productivité à travers le ratio input / output, dans lequel la valeur créée (output) dépend des ressources que l’on y met (input). De manière plus prosaïque, l’output, c’est ce que le freelance facture. Et plus le freelance facture, plus il crée de “valeur ajoutée” si l’on adopte la même mesure que celle de la comptabilité nationale (le PIB). Les limites de ce modèle, c’est que cette mesure exclut totalement toute mesure de la qualité, pas plus qu’elle ne prend en considération les externalités, possiblement négatives, de l’activité du freelance. Par exemple : un freelance peut créer de la valeur ajoutée au sens strictement économique du terme en rédigeant des fake news pour le compte d’un diffuseur. Mais on oublie alors toutes les conséquences non mesurées de son activité sur l’éducation des gens, le lien social etc. Je parle beaucoup de ce point dans mon livre du Labeur à l’ouvrage : le problème des indicateurs économiques est qu’il ne nous permettent pas de faire la différence par exemple entre une femme de ménage qui fait un travail exemplaire et a noué une forte relation de confiance avec son employeur, et une personne pareillement rémunérée, et dont l’impact n’est pas du tout le même. 

“Il est essentiel d’intégrer le temps dit improductif dans son TJM”

Lorsque l’on parle de productivité pour un freelance, on est forcément obligés d’aborder la question du TJM (Taux journalier moyen) qui demeure une boussole. Vous expliquez que pour fixer sa juste valeur, le freelance doit prendre en considération tous les temps dits “improductifs” ?

Laetitia Vitaud : Le TJM est un sujet très central pour les freelances qui ne facturent pas à la mission. Et bien souvent, il n’est pas assez élevé à cause du fameux syndrome de l’imposteur. Pour en revenir à la productivité, ce qui est essentiel, c’est justement d’intégrer le temps dit improductif dans sa prestation. C’est-à-dire les vacances, la retraite, le temps de prospection ou la partie administrative que l’on sous-évalue en permanence. Et ne parlons pas de la protection salariale ! Les freelances devraient comparer leur TJM au revenu brut d’un salarié qui comprend en amont des charges patronales et en aval salariales pour parvenir au net. Or, cela, très peu de freelances le font. Donc, en réalité, le freelance doit multiplier par 1,7 son tarif s’il veut intégrer toutes ces dimensions (congés payés, prévoyance, fonctions support etc). Il faut aussi que l’indépendant prenne en considération tout ce qui soutient sa productivité à l’image de ce qui le maintient en forme (par exemple son sport). Fixer le juste prix est un long apprentissage, mais ô combien essentiel pour tenir sur la durée.

Fixer des tarifs plus élevés prenant en compte ces temps d’improductivité, c’est possible même lorsque l’on est jeune freelance ?

Laetitia Vitaud : Bien sûr, au début on accepte des missions moins bien rémunérées pour faire grandir sa réputation. Par contre, certains jobs gratuits ne favorisent même pas cette montée en visibilité comme dans le cas du ghost copywriting, ils sont donc à éviter. Un freelance qui débute affrontera forcément cette phase d’apprentissage et fera des erreurs. Tant que son corps supporte bien un rythme soutenu, ce n’est pas “grave” en soi. Mais lorsque le freelancing est une reconversion, on ne peut pas se permettre ces erreurs là : on est plus fatigué, on a des enfants à charge etc. Une fois encore, la bonne leçon c’est de s’entourer de ses pairs dès le démarrage. J’ajouterais aussi qu’il est important de rapidement se faire accompagner sur le plan comptable et fiscal… un gain de temps fou !

Pour en revenir à ces fameuses externalités négatives que vous avez évoquées tout à l’heure, elles démontrent que la productivité n’est fondamentalement pas un concept écologique. Mais quel indicateur pourrait le supplanter ?

Laetitia Vitaud : C’est bien le problème, je ne l’ai pas trouvé ! Un freelance doit toujours mener un combat quotidien entre l’alimentaire et le sens qu’il trouve dans ses missions. Quand on a un loyer à payer, il est compliqué de s’affranchir de ces considérations. Les seuls qui se permettent ces réflexions sont en général des héritiers. C’est plus facile lorsque l’on dispose d’un filet de sécurité. A l’échelle individuelle, on ne peut donc que chercher l’équilibre en permanence. Sur la durée, on identifie mieux ce qui va à l’encontre de nos valeurs, dégrade notre vie personnelle. Il est bien difficile de donner une réponse claire et tranchée car de nombreuses activités sont à la limite de cette ligne rouge. Bien souvent, on démarre son activité dans une logique alimentaire, puis peu à peu, on jouit davantage la liberté d’être en adéquation avec ce qui fait sens pour nous. Il y a toujours une petite voix qui nous dit que l’on va franchir la limite, sachons l’écouter !

Laetitia Vitaud

Research & Marketing

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